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L’utilisation par le Canada de ses pouvoirs en matière de sécurité nationale

La décision du gouvernement canadien de rejeter l’acquisition projetée d’Aecon, une importante entreprise canadienne de services de construction, par China Communications Construction Company International Holding Limited (« CCCI »), bien qu’importante, ne témoigne pas d’une orientation vers un protectionnisme plus rigoureux non plus que d’un abandon de l’ouverture générale du Canada en faveur de l’investissement étranger et du commerce international. Selon nous, on peut dégager trois principales conclusions des décisions que le gouvernement a prises au cours des dernières années en vertu de la Loi sur Investissement Canada (la « LIC »). Premièrement, l’intervention du gouvernement dans les opérations d’investissements étrangers est excessivement rare. Chaque dossier est évalué séparément, de façon autonome, et le gouvernement examine au cas par cas les opérations qui soulèvent des questions de sécurité nationale. Deuxièmement, rien n’indique que la procédure canadienne est appliquée selon des considérations protectionnistes ou politiques. Troisièmement, les parties qui veulent se lancer dans des opérations d’investissement étranger doivent effectuer des analyses juridiques approfondies et élaborer des stratégies de relations gouvernementales en prévision d’un examen éventuel en vertu de la LIC, mais rien n’indique que le processus canadien comporte plus de risques que dans d’autres territoires où les autorités ont le pouvoir d’effectuer un examen lié à la sécurité nationale.

Le cadre de la sécurité nationale

L’examen de l’investissement étranger sur le plan de la sécurité nationale a été instauré assez récemment au Canada, puisque le gouvernement ne s’est vu conférer des pouvoirs en cette matière qu’en 2009. En vertu de la LIC, le gouvernement peut entamer un examen lié à la sécurité nationale dans les 45 jours après avoir appris tout genre d’acquisition intégrale ou partielle d’une entreprise canadienne ou un investissement au Canada par une entreprise, un particulier ou un gouvernement étranger[1]. Les renseignements sont recueillis auprès des organismes de sécurité canadiens et d’autres ministères gouvernementaux ainsi qu’auprès des parties dans le cadre d’un processus en plusieurs étapes. Au terme de l’examen, le cabinet fédéral peut approuver une opération sans condition, assortir son approbation de « mesures d’atténuation », interdire une opération proposée ou ordonner un dessaisissement dans le cadre d’une opération qui a été menée à terme[2].

La décision concernant Aecon

L’annonce de l’opération relative à Aecon en octobre 2017 a suscité beaucoup d’attention dans les médias quant aux questions potentielles de sécurité nationale en raison des activités d’Aecon portant sur les installations d’énergie nucléaire, les installations hydroélectriques, les installations pétrolières et gazières et les pipelines, les projets de transport, l’infrastructure de télécommunications, les installations de logements et de formation pour les forces armées et les projets miniers. Dans des lignes directrices qui ont été publiées vers la fin de 2016 (décrites plus en détail ci-après), on indique que l’incidence d’un investissement étranger sur les « infrastructures essentielles » constitue l’un des facteurs dont le gouvernement peut tenir compte lorsqu’il analyse des questions de sécurité nationale. Dix secteurs d’infrastructures essentielles ont été définis, notamment les suivants, dans lesquels Aecon est présente : énergie et services publics, transport, ainsi que technologies de l’information et de la communication[3].

Comme c’est généralement le cas dans les examens liés à la sécurité nationale, les motifs détaillés de la décision n’ont pas été publiés, en raison surtout de restrictions relatives à la confidentialité et du caractère sensible des renseignements liés à la sécurité nationale. Néanmoins, le ministre d’Innovation, Sciences et Développement économique, Navdeep Bains, a fait la déclaration suivante :

Comme c’est toujours le cas, nous avons écouté les conseils des organismes chargés d’assurer la sécurité nationale, au cours des multiples étapes du processus d’examen relatif à la sécurité nationale, conformément à la Loi sur Investissement Canada. À la suite des conclusions de ces organismes et pour protéger la sécurité nationale, nous avons ordonné à CCCI de ne pas procéder à l’investissement proposé. Notre gouvernement est ouvert aux investissements étrangers qui créent des emplois et favorisent la prospérité, du moment qu’ils ne portent pas atteinte à la sécurité nationale[4].

[Traduction] Je suis persuadé que nous continuerons de travailler ensemble. Nous souhaitons entretenir des rapports économiques vigoureux avec la Chine, et nous les maintiendrons dans un large éventail de dossiers…. Nous tenons également à préciser que nous sommes ouverts au commerce et à l’investissement, mais pas au prix de la sécurité nationale[5].

La fiche de résultats du gouvernement

Depuis son arrivée au pouvoir à l’automne de 2015, le gouvernement Trudeau a continué de chercher à conclure des accords bilatéraux et multilatéraux en matière de commerce et d’investissement afin de diversifier les assises économiques du Canada. D’entrée de jeu, l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (l’« AECG ») et l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (le « PTPGP »), qui a été remanié après la décision des États-Unis de ne pas y participer, contiennent des dispositions élaborées qui protègent et favorisent l’investissement étranger[6]. Les concessions que le Canada a consenties aux termes de l’AECG comprenaient une augmentation massive des seuils d’examen en vertu de la LIC devant porter la valeur de l’entreprise acquise à 1,5 G$ CA[7]. Le gouvernement Trudeau a également avancé de façon unilatérale de près de deux ans l’instauration prévue d’un seuil d’examen accru de 1 G$ CA pour les investisseurs provenant d’autres pays de l’ONC[8]. Par suite de ces changements, le nombre d’opérations qui sont assujetties à des examens liés à « l’avantage net » en vertu de la LIC a considérablement diminué. Au cours de l’année close en mars 2018, il n’y a eu que neuf examens liés à l’avantage net[9], comparativement à une moyenne de 16 par année au cours des cinq années précédentes[10].

CCCI est une entreprise d’État aux fins de la LIC. À l’instar du gouvernement précédent de M. Harper, le gouvernement Trudeau n’a pas relevé les seuils applicables aux entreprises d’État, sauf en ce qui a trait aux ajustements annuels liés à l’inflation. Le seuil qui s’applique actuellement aux investisseurs OMC qui sont des entreprises d’État est une valeur comptable des actifs au Canada de l’entreprise acquise de 398 M$ CA. Le gouvernement Trudeau continue de suivre les lignes directrices concernant les investissements par des sociétés d’État qui ont été publiées en 2012[11]. Fait à noter, l’une des premières décisions du ministre Bain en vertu de la LIC a été d’approuver l’acquisition du contrôle de l’ancienne Commission canadienne du blé (qui s’appelle désormais G3 Canada Limited) par une entreprise d’État saoudienne (Saudi Agricultural and Livestock Investment Company)[12].

D’autres pays que le Canada se penchent sur les implications éventuelles sur le plan de la sécurité nationale des investissements qu’effectuent les entreprises d’État. Aux États-Unis, un nouveau texte de loi à l’étude propose, entre autres modifications, d’exiger qu’une notification soit déposée auprès du comité d’examen des investissements étrangers des États-Unis (CFIUS) à l’égard d’une opération lorsqu’un gouvernement étranger détient une participation de 25 % dans l’investisseur qui effectue l’acquisition[13]. Dans le même ordre d’idées, le parlement européen met la touche finale à une proposition qui élargirait les pouvoirs de la Commission européenne concernant l’examen des investissements étrangers, dans un contexte où les acquisitions par des entreprises chinoises, notamment des entreprises d’État, suscitent beaucoup de préoccupations[14].

En ce qui a trait à la Chine, le Canada a un traité bilatéral sur l’investissement qui est en vigueur depuis 2014[15]. Le Canada et la Chine ont également étudié la possibilité d’entamer la négociation d’un accord de libre-échange, mais les deux pays se sont évidemment concentrés bien davantage sur les incertitudes entourant leurs relations commerciales avec les États-Unis au cours des 18 derniers mois. Le Canada a continué de se montrer très accueillant pour les investissements venant de la Chine, y compris dans les secteurs sensibles qui pourraient soulever des questions de sécurité nationale.

Depuis que le gouvernement Trudeau est arrivé au pouvoir vers la fin de 2015 jusqu’à mars 2018 (le dernier mois pour lequel des statistiques sont disponibles), 82 investissements venant de la Chine et de Hong Kong étaient assujettis à un examen ou à un avis en vertu de la LIC[16] :

 

Chine

Hong Kong

Total

Examen lié à l’avantage net et approbation

4

5

9

Avis – Acquisition

31

16

47

Avis – Nouvelle entreprise

12

14

26

Total

47

35

82

 

Tous les examens liés à l’avantage net se sont soldés par une approbation. Fait digne de mention, le gouvernement Trudeau s’est penché sur la nécessité d’un examen officiel lié à la sécurité nationale à l’égard de l’opération Hytera-Norsat et a conclu que cet examen n’était pas nécessaire[17]. Il a également réglé l’instance de révision judiciaire qu’avait intentée O-Net Communications à l’égard de l’ordonnance du gouvernement Harper lui imposant de se départir de ITF Technologies et il a ensuite effectué un nouvel examen et approuvé l’opération[18].

Le processus d’examen lié à la sécurité nationale

Le Canada a fait l’objet de critiques, dans une certaine mesure justifiées, pour le manque de clarté des examens liés à la sécurité nationale tenus de 2009 à 2015. Toutefois, dans son Énoncé économique de l’automne 2016, le gouvernement Trudeau s’était engagé à publier des lignes directrices sur les types d’investissement qui font l’objet d’examens liés à la sécurité nationale. Les Lignes directrices sur l’examen relatif à la sécurité nationale des investissements (les « lignes directrices ») ont été publiées le 19 décembre 2016[19]. Le communiqué publié à cette occasion soulignait que les lignes directrices sont conçues pour attirer les investissements au Canada et assurer une plus grande transparence[20].

Les lignes directrices énoncent une liste de facteurs dont le gouvernement tient compte au moment de décider si un examen lié à la sécurité nationale sera effectué ou non. Ces facteurs comprennent les incidences sur la défense, les infrastructures essentielles, l’approvisionnement de biens et services essentiels aux Canadiens et au gouvernement du Canada, les activités des agences du renseignement[21]. L’inclusion de l’incidence sur les « infrastructures essentielles » est conforme à la démarche qu’a adoptée le Comité sur l’investissement étranger des États-Unis (CFIUS), qui inclut également les infrastructures essentielles parmi les facteurs clés aux fins des examens liés à la sécurité nationale[22].

Les lignes directrices témoignent également d’un changement dans les pratiques de la Division de l’examen des investissements du Canada, en ce que celle-ci permet aux investisseurs de consulter le gouvernement tôt dans le processus au sujet de leurs opérations projetées. Les lignes directrices indiquent que le gouvernement encourage les investisseurs qui envisagent des investissements pouvant soulever des préoccupations liées à la sécurité nationale à communiquer avec les représentants de la Division de l’examen des investissements dès le début de leurs projets pour permettre une discussion constructive avec le gouvernement sur ces préoccupations[23].

Le gouvernement Trudeau a également commencé à publier un rapport sur les résultats des examens liés à la sécurité nationale. Le rapport annuel 2016-2017 sur l’application de la LIC (le « rapport annuel 2017 ») donnait le premier compte rendu significatif sur l’utilisation des dispositions relatives à la sécurité nationale[24]. Le rapport énumérait les facteurs les plus courants ayant suscité des préoccupations liées à la sécurité nationale au Canada, à savoir le transfert possible de technologies à double usage et de nature délicate ou de savoir-faire à l’extérieur du Canada, le risque d’influence négative sur l’approvisionnement de biens et de services essentiels aux Canadiens ou au gouvernement et le risque de permettre la surveillance ou l’espionnage par des étrangers[25]. En moyenne, quelque 2,5 opérations par année ont fait l’objet d’une ordonnance corrective ou ont été abandonnées à la suite d’un examen lié à la sécurité nationale[26]. Cela représente moins de 0,5 % du nombre annuel moyen de 673 avis en vertu de la LIC traités durant cette période[27].

Conclusions

Le gouvernement canadien intervient rarement dans les opérations d’investissement étranger. Rien n’indique que le processus suivi au Canada est appliqué selon des considérations protectionnistes ou politiques. Bien que les évaluations juridiques approfondies et la mise en place de relations avec le gouvernement soient importantes pour l’élaboration des démarches qui tiennent compte de la possibilité d’un examen réglementaire en vertu de la LIC, nous ne considérons pas que le processus que suit le Canada présente plus de risques que dans d’autres territoires où les autorités sont habilitées à effectuer des examens liés à la sécurité nationale.

par Dr A. Neil Campbell, Joshua Chad, Richard Mahoney et Stephen Wortley

mise en garde

Le contenu du présent document ne fournit qu’un aperçu du sujet et ne saurait en aucun cas être interprété comme des conseils juridiques. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais devrait plutôt consulter ses propres conseillers juridiques.

© McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l. 2018


[1] Techniquement, dans le délai de 45 jours, le gouvernement peut choisir d’entamer l’examen lié à la sécurité nationale ou d’informer un investisseur qu’il envisage d’effectuer un tel examen, ce qui donne au gouvernement un délai supplémentaire de 45 jours pour établir si un examen lié à la sécurité nationale est justifié.

[2] Pour une analyse plus détaillée du cadre lié à la sécurité nationale, se reporter à notre Bulletin de septembre 2017 sur le Rapport annuel 2016-2017 sur la Loi sur Investissement Canada.

[3] Sécurité publique Canada, « Stratégie nationale sur les infrastructures essentielles » (2009).

[4] Innovation, Sciences et Développement économique, « Déclaration du ministre Bains concernant la proposition d’acquisition d’Aecon par CCCI » (23 mai 2018).

[5] CBC, « Canada Still Wants to Work with China Despite Blocked Aecon Takeover: Bains » (24 mai 2018).

[6] Pour une analyse approfondie de ces accords commerciaux, se reporter à notre Bulletin de janvier 2018 sur le PTPGP ainsi que nos Bulletin d’octobre 2013 (en anglais seulement) et Bulletin de janvier 2018 (en anglais seulement) sur l’AECG.

[7] Ce seuil est également devenu applicable dans plusieurs autres pays, y compris les États-Unis, aux termes des clauses de la nation la plus favorisée qui figurent dans divers accords commerciaux, dont l’ALENA.

[8] Se reporter à notre Bulletin de mars 2017 (en anglais seulement) sur les augmentations des seuils d’avis de fusion.

[9] Calcul fondé sur la « Liste des Demandes d’examen et Avis complétés » que publie le gouvernement du Canada.

[10] Innovation, Sciences et Développement économique, « Rapports annuels-Rapport 2016-2017 » (31 août 2017). Ces données excluent les examens liés à des entreprises culturelles, qui font l’objet de seuils très bas.

[11] Gouvernement du Canada, « Déclaration concernant les investissements par des sociétés d’État étrangères » (7 décembre 2012).

[12] Gouvernement du Canada, « Décisions – Janvier 2016 » (modifiée le 22 février 2016).

[13] David McLaughlin et Saleha Mohsin, « Foreign Dealmakers Would Face Tougher Security Reviews Under U.S. Bill » (8 août 2017), Bloomberg.

[14] Noah Barkin et Philip Blenkinsop, « With eye on China, EU Parliament pushes tougher line on investments » (23 mai 2018), Reuters.

[15] Se reporter à notre Bulletin de septembre 2014 (en anglais seulement) sur l’entrée en vigueur de cet accord.

[16] Ces données excluent les investissements ayant trait à des entreprises culturelles.

[17] Joanna Smith, « ’Some Baloney’ in PM’s Claim Hytera went through National Security Review » (15 juin 2017), CTV News.

[18] Steven Chase, « Liberal green light for Chinese takeover deal a turning point for Canada: experts » (28 mars 2017), The Globe and Mail.

[19] Innovation, Sciences et Développement économique, « Lignes directrices sur l’examen relatif à la sécurité nationale des investissements » (19 décembre 2016).

[20] Innovation, Sciences et Développement économique, « Attirer des investissements internationaux pour appuyer le développement d’entreprises de calibre mondial » (19 décembre 2016).

[21] Pour de plus amples renseignements, se reporter à notre Bulletin de janvier 2017 (en anglais seulement) dans lequel nous commentons les lignes directrices.

[22] Département du Trésor des États-Unis, « Guidance Concerning the National Security Review Conducted by CFIUS » (8 décembre 2008), 73 Fed. Reg. 74567.

[23] Se reporter aux paragraphes 8 et 10  des lignes directrices.

[24] Se reporter à Innovation, Sciences et Développement économique à la note 10 ci-dessus.

[25] Pour de plus amples renseignements sur ces lignes directrices relatives à la sécurité nationale, se reporter à notre Bulletin de septembre 2017 (en anglais seulement) dans lequel nous commentons le rapport annuel 2017.

[26] Durant la période allant d’avril 2012 à mars 2017 (5 exercices), 3 opérations ont été bloquées, 5 dessaisissements ont été exigés, 4 opérations ont été assorties de conditions et 1 a été abandonnée. Techniquement, l’opération O-Net dont il a été question ci-devant est comptée 2 fois, d’abord comme une opération bloquée, puis comme une opération dont l’approbation est assortie de conditions.

[27] En guise de comparaison, aux termes du processus d’examen lié à la sécurité nationale que dirige le CFIUS aux États-Unis, au cours de la période de cinq ans la plus récente pour laquelle des données sont disponibles (2011 à 2015), en moyenne 12 opérations par année ont fait l’objet de redressements ou ont été abandonnées. Les avis au CFIUS ont été retirés à l’étape de l’examen du CFIUS dans 12 cas et 49 autres avis ont été retirés à l’étape de l’enquête du CFIUS, tandis qu’une opération a fait l’objet d’une décision présidentielle. Rapport du CFIUS au département du Trésor des États-Unis, « Annual Report to Congress; Report Period: CY 2015 » (2017-09).


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